Quand les bactéries se mettent au régime plastique
Il y a cinq ans, j’étais dans une salle surchauffée d’un congrès sur l’économie circulaire. Entre deux présentations sur le tri sélectif et les déchets d’équipements électriques, un chercheur japonais passe une diapositive : “Ideonella sakaiensis, une bactérie capable de dégrader le PET en 6 semaines.” La salle n’a pas bronché. Moi, j’ai tendu l’oreille, intrigué. Et depuis, je n’ai jamais cessé de suivre ce sujet. Aujourd’hui, ces organismes microscopiques sont à la Une des laboratoires de recherche et commencent même à sortir des éprouvettes. Serait-ce la révolution verte qu’on attendait tous ?
Le plastique : l’ennemi intime
Chaque année, ce sont près de 400 millions de tonnes de plastique qui sont produites dans le monde. Parmi elles, 60% finiront enfouies, incinérées ou, plus souvent qu’on ne le pense, dans la nature. Le plastique, surtout les polymères tels que le PET (polytéréphtalate d’éthylène), est d’une robustesse diabolique. Un fléau pour l’environnement, un casse-tête pour les chaînes de traitement de déchets.
Et pourtant… il suffirait qu’un micro-organisme s’y intéresse pour inverser la vapeur. C’est exactement ce qui est en train de se produire.
Des bactéries qui digèrent le plastique ? Science-fiction ?
Pas du tout. L’histoire a démarré en 2016 au Japon, dans une décharge proche d’une usine de recyclage. Des chercheurs de l’Institut de Technologie de Kyoto y découvrent une bactérie inconnue, qui semble “ronger” les restes de plastique. Baptisée Ideonella sakaiensis, cette petite héroïne produit deux enzymes, PETase et MHETase, qui décomposent le PET en ses éléments constitutifs : l’éthylène glycol et l’acide téréphtalique. Ces derniers peuvent être réutilisés pour fabriquer du plastique… ou biodégradés plus rapidement dans l’environnement.
Recyclage enzymatique, digestion microbienne, bioremédiation : les noms diffèrent, mais l’objectif est le même. Il s’agit de réinventer la boucle du plastique avec, cette fois, la biologie comme moteur.
De la probeta au prototype : où en est-on aujourd’hui ?
Depuis la découverte de Ideonella sakaiensis, une course mondiale a été lancée. Des laboratoires du monde entier cherchent à optimiser ces fameuses enzymes ou à trouver leurs cousines bactériennes dans d’autres environnements.
Quelques avancées notables :
- 2020 – Carbios, une entreprise française basée à Clermont-Ferrand, réussit à modifier génétiquement une enzyme dérivée de Thermobifida fusca pour recycler une bouteille de PET complète en seulement 10 heures.
- 2021 – L’Université d’Austin publie une étude sur l’enzyme FAST-PETase, capable de fonctionner à température ambiante et de recycler 51 types de plastiques différents en quelques jours.
- 2023 – Osaka, une équipe découvre une famille de champignons capables également de digérer des plastiques complexes, élargissant ainsi le champ des possibles en biodégradation.
Mais encore faut-il passer à l’échelle industrielle. Et là, c’est une autre paire de gants de labo.
Carbios : la start-up française qui murmure à l’oreille des enzymes
J’ai eu la chance de visiter le site pilote de Carbios en 2022. Situé discrètement dans la banlieue clermontoise, ce laboratoire cache peut-être l’un des secrets les mieux gardés de la transition écologique.
En blouse blanche, Anne-Laure, biologiste en chef, me glisse avec un demi-sourire : “Ici, les enzymes travaillent pendant qu’on dort.” Dans de grandes cuves inoxydables, les bactéries et leurs enzymes digèrent en boucle les déchets plastiques. À la fin de la chaîne, on obtient du plastique quasiment vierge, prêt à être reproposé aux industriels. Du plastique recyclé, sans perte de qualité – l’un des grands défis de la filière classique.
“À terme”, me dit Anne-Laure, “on espère implanter ce type d’unité directement dans les centres de tri ou les installations de traitement des déchets. Notre objectif est double : efficacité et décentralisation.”
Quels polymères sont concernés ?
Pour le moment, les recherches se concentrent surtout sur le PET, utilisé massivement dans les bouteilles, contenants alimentaires, fibres textiles (oui, le polyester, c’est du PET !). Pourquoi ce polymère ? Parce qu’il est chimiquement plus “ouvrable” que le PE (polyéthylène) ou le PP (polypropylène), qui posent encore de sévères défis enzymatiques.
Mais les experts assurent que de nouvelles voies s’ouvrent. En 2023, une étude publiée dans Nature identifie une protéine bactérienne capable d’agir contre le polyuréthane (en particulier celui des mousses isolantes) – réputé l’un des plastiques les plus récalcitrants.
Demain, on peut imaginer des cocktails enzymatiques capables de traiter une gamme bien plus large de déchets plastiques. Les “bioreacteurs à cocktails enzymatiques” ne relèveront bientôt plus de la science-fiction.
Des enzymes dans ma poubelle jaune ?
Un matin, ma fille de 9 ans me demande en versant son yaourt vide dans la poubelle jaune : “Tu crois qu’il y a déjà des bactéries dedans qui vont manger tout ça ?” Touché par la justesse involontaire de sa question, je lui réponds : “Pas encore dans la poubelle, mais peut-être un jour dans la station de tri.”
Aujourd’hui, intégrer ce type de technologie dans nos infrastructures de tri et de traitement des déchets pose encore plusieurs problèmes :
- Le coût du processus enzymatique reste supérieur à celui du recyclage mécanique conventionnel.
- La pureté du flux : ces enzymes ne “mangent” que du PET pur. Si votre bouteille a une étiquette en PVC, elle peut inhiber le processus biologique.
- La réglementation : introduire des micro-organismes génétiquement modifiés dans des filières industrielles nécessite des cadres juridiques stricts et une acceptation sociale… encore à débattre.
Mais les perspectives sont là. Les premiers partenariats entre Carbios et des géants comme L’Oréal ou Nestlé montrent que l’industrie commence à s’y intéresser sérieusement.
Et le vivant dans tout ça ?
Bien sûr, on peut s’interroger : est-ce que mettre des bactéries génétiquement modifiées dans un processus industriel ne revient pas à jouer aux apprentis sorciers ? Je me suis posé la même question. Et c’est en discutant avec Alice, ingénieure environnementale devenue apicultrice en Ariège (oui, le genre de parcours qu’on adore sur ActionDéchets.com), que j’ai eu un éclairage inattendu.
“Tu sais, Gabriel,” m’a-t-elle dit en préparant un café de pissenlit (je vous jure), “le vivant s’adapte depuis des milliards d’années. Nous, on dirigerait juste un peu ce processus pour réparer nos propres dégâts. Peut-être que c’est ça, le prix de notre responsabilité.”
Dit comme ça, j’ai compris que l’éthique ici n’était pas dans la nature des outils, mais dans leur usage et leur intention. En somme, des bactéries qui mangent du plastique pour boucler la boucle, ce n’est pas un fantasme technophile. C’est un espoir très tangible de réparer le tissu de nos paysages pollués.
Et maintenant, que faire de cette révolution en marche ?
Il reste un écueil : tant que le plastique neuf coûtera moins cher que le recyclé, qu’il soit enzymatique ou mécanique, les incitations économiques ne basculeront pas. C’est donc ici que nous, citoyens, collectivités, militants, consommateurs, devons aussi jouer notre rôle.
Quelques pistes concrètes :
- Soutenir les initiatives qui utilisent du plastique recyclé enzymatiquement.
- Favoriser les politiques locales exigeant une part de contenu recyclé dans les productions en plastique.
- Encourager les financements publics de la recherche en biotechnologies vertes.
En parallèle, n’oublions pas l’essentiel : aucun miracle technologique, aussi fascinant soit-il, ne viendra compenser notre surconsommation. Les bactéries peuvent aider, mais elles ne remplaceront pas un changement systémique. Moins de plastique, mieux trié, mieux valorisé – c’est encore la base.
Mais avouons-le : dans un monde saturé de microplastiques invisibles, de continents de déchets et d’animaux marins étranglés, il y a quelque chose de réconfortant à penser que, quelque part, des microbes silencieux sont à l’œuvre pour réparer discrètement nos erreurs.
Et peut-être que, bientôt, ma fille pourra vraiment jeter son pot de yaourt dans une poubelle où une armée de bactéries veillera au grain. Et ce jour-là, je lèverai mon café aux pissenlits à leur santé.